Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
« Toute une vie pour en arriver là » Chroniques funéraires
9 mai 2020

La paix de nos soldats

Il est rentré d'Algérie dans une grande boîte en bois. Il y est mort pour la France, il avait même pas 20 ans. Comme beaucoup d'autres avec lui.
En plus d'une palme sur sa pierre et d'une mention sur son acte de décès, il a eu son nom gravé au monument aux morts de la ville.
Sa tombe est familiale, concédée pour 50 ans à sa mère. Elle y a pleuré son fils mais est allé mourir ailleurs. Son père lui, avait déjà refait sa vie avant tout ça. Il a pleuré lui aussi ce fils héro, auprès de son autre fils, plus jeune, qiu n'avait de lui que de vagues souvenirs d'une fratrie éclatée. Et comme pour beaucoup de petits garçons, ce grand frère n'était pas que le héro d'un pays. C'était avant tout une présence, trop courte, faite de quelques entrevues chez leur père quand venaient les temps de visite. Une admiration cependant sans failles, décuplée par ces retrouvailles avortées.

Le retour d'Algérie a tardé et la tombe a trouvé une place que n'a pas su retrouver le père. On savait alors ce frère enfin enterré, mais rien qu'une vague idée quant à sa localisation. Idée que les années ont fini en plus par réussir à effacer.
De cette mère qui n'était pas la sienne, il ne savait rien. Et le temps n'arrangea rien. Leur père est mort des années plus tard, emportant avec lui les questions que l'âge de ce plus jeune frère n'avait pas encore apporté.

2012. De mon côté, la tombe est là. Propre. Pas (plus) entretenue, mais proprettre. A peine moussue autour de cette palme géante et dans le lettrage encore un peu doré de son nom. La pierre n'a pas bougé. Alors que d'autres, plus jeunes, à côté s'effondrent, sa tombe à lui semble figée. Comme en attente. Comme si quelque part, au dernier souffle de sa concessionnaire disparue, elle avait retenu le sien dans l'angoisse de l'oubli.
Les années passent encore. Mes recherches ne donnent rien. A part ce fils décédé, mort pour la France avant même d'avoir pu commencer ne serait-ce qu'à vivre un peu.Célibataire et sans enfant qu'il était, elle n'avait personne d'autre. Mes courriers reviennent, sa généalogie reste vierge dans mes cahiers. Il n'y a plus rien.
Le délai s'épuise, l'emplacement revient dans le giron de la commune. Les associations d'anciens combattants s'affolent, voyant l'échéance d'une reprise possible se rapprocher. "Il a son nom au monument aux morts. La décence vous oblige, seigneurs et dieux, vous ne pouvez pas d'un coup de pelleteuse le déloger pour l'enfermer, enfin, dans la solitude de l'oubli d'un ossuaire impersonnel !"
Et bien, si. Légalement oui, l'on peut ( un peu plus d'infos par ici ) Sauf à prendre en charge l'entretien de cette tombe (qui n'en damande pas tant que ça) et son renouvellement (là c'est une autre affaire par contre) Mais sans cela, ça deviendra inévitable.
Des tombes qui se meurent, j'en ai de nombreuses. Et les reprises s'organisent annuellement, par paquet de 20 environ. Je pioche dans mon lot d'abandons et sélectionne les élues moi-même. Sur des facteurs légaux d'abord (échénces et procédures respectées) puis des critères plus pratico-pratiques : emplacements, usure, dangerosité, caveau ou non, récupérables ou non (nous proposons la vente de bâtis -caveau, semelle, fausse case- d'occasion réhabilités),...
Lui se trouve dans une allée où j'ai peu de besoins d'emplacements. Sa tombe, comme on l'a vu, bien que non visitée, reste figée dans un semblant d'entretien. Il n'y a aucune urgence à la reprendre. Elle passe chaque année au travers des mailles de ma sélection. Je ne suis pas pressé d'aller emmerder ce solitaire qui a bien gagné sa paix, comme cette palme d'ancien combattant semble le proclamer pour nous tous "N'oubliez pas. Ne les oubliez pas" pourrait-on croire lire entre les branches de ces décorations militaires.
Je me dis que tant que je serais là, il y a peu de chances que l'on vienne ôter sa pierre et secouer son repos. J'entrevois cependant mon départ et même si je n'y peux rien, ça me sert quand même un petit peu le coeur.

Et puis un jour...

ça commence par un appel. "Je fais des recherches pour un ami. Je suis généalogiste de passion. Comprenez bien, je ne veux pas vous embêter, juste essayer de l'aider. Je recherche la tombe de Monsieur P. Il est inscrit sur votre monument aux morts, ..." (la liste des morts incrits aux monuments est en effet consultable ici) Je lui répond de suite qu'il est en prime enterré chez nous et que si son ami veut plus de renseignements, je les lui donnerai avec plaisir. J'entends comme au loin le murmure d'une respiration qui reprend discrètement. Celle de ma tombe figée. Se pourrait-il qu'en fait d'oubli on lui retrouve une vieille connaissance, voir de la famille ?...
L'ami en question finira par passer me voir. Les émotions au bord des yeux, les mains tremblantes de celui qui n'y croit pas, n'y croit plus.
P. était son demi-frère. A force de la hanter, ce souvenir, cette absence, sont devenus une présence insolente, intouchable...qui s'enfuyait chaque fois qu'il essayait de poser son regard dessus. ll a retrouvé son grand frère. Enfin.
Je lui explique que la tombe avait été achetée par sa maman, j'oublie l'échéance passée et me décompose intérieurement quand il me précise leur parenté, uniquement paternelle.
C'est son demi-frère oui. Mais lui n'est pas ayant droit de la propriétaire de cette tombe. Il n'est qu'une espèce de pièce rapportée aux yeux de la loi et n'a de droits que sur le corps de ce "frère". Pas sur sa tombe.
L'illumination nous vient soudain, alors qu'il s'étonne que je connaisse si bien son frère et sa tombe. "P." est un des noms qui me suivent depuis tant de temps qu'il fait presque partie de mon quotidien. J'ai bâti avec lui et nombres d'autres, la grande famille de mon cimetière. Je lui raconte un peu tout ça et tilte soudain. Cela fait plusieurs années maintenant que la concession n'appartient plus à personne. On a le droit, nous mairie, d'y faire ce que l'on veut du coup...

nota : pour être concédé, légalement, un terrain doit être vide de tout coprs. On ne concède pas des défunts non. (J'imagine d'ici les annonces : " Deux pour le prix d'un ! Offrez à Mamie la compagnie d'un ancien de nos défunts. Nouveauté, découvertes, et la partage d'une expérience riche, acquise depuis des années, sur, et dans, le terrain !" Aheum...)

Alors mettons. Là. Si sur le papier j'autorisais l'exhumation de notre P., à la demande de son plus proche parent vivant, comme le veut la loi. Une fois sorti de là, notre terrain se retrouve vidé de tout corps. Hoplà, je peux le concéder de nouveau à...mettons, tiens, comme ça, pouf, au demi frère de ce monsieur P. ci présent (et plus proche parent vivant aussi, jolie coïncidence hein ?)
Et hoplà boum, de nouveau sur le papier, j'autorise alors l'inhumation de notre exhumé monsieur P., dans notre "nouvelle concession aka ancienne tombe dudit P."
Paperasses faites, manque de pot je n'ai pas eu le temps (trop de paperasses à gérer vous comprenez...) d'aller vérifier sur place que toutes ces manipulations avaient bien été réalisées. Sera-t'il sorti prendre l'air le temps que sa concession nouvelle soit acquise ? Qui sait ? Moi tout ce qui m'importe aujourd'hui, c'est d'avoir rendu sa famille à un frère malheureux. Et offert encore quelques années de tranquilité à un soldat bien trop jeune pour avoir "mérité" cette paix là.

 

 

 

 

quelques infos sur les tombes de nos morts pour la France : https://www.resonance-funeraire.com/index.php/dossiers/1597-precisions-a-propos-des-mort-pour-la-france

 

Publicité
Publicité
Commentaires
« Toute une vie pour en arriver là » Chroniques funéraires
Publicité
Newsletter
Archives
Derniers commentaires
Publicité